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Hannah Arendt à Jérusalem. Au-delà de la question du mal,
celle de la « grandeur du judiciaire ».
par Vincent Lefebve, chercheur au Centre de droit public. -
Puisque nous parlons de cinéma, et donc de la force de l’image, partons de l’affiche du film : on y voit Hannah Arendt (ici incarnée par Barbara Sukowa), devant sa machine à écrire, avec en toile de fond le tristement célèbre drapeau du Reich allemand de 1933 à 1945, c’est-à-dire la svastika noire, logée au sein d’un cercle blanc, lui-même cerné de rouge.
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Il n’est pas inutile de préciser, d’emblée, les deux interprétations concurrentes qui peuvent surgir à l’esprit de celui qui observe un tel montage. L’interprétation la plus évidente est bien sûr celle-ci : Hannah Arendt est connue comme cette intellectuelle juive qui a tenté de comprendre le nazisme et, plus généralement, le phénomène du totalitarisme. La machine à écrire rappelle non seulement son activité de « reporter » et d’écrivain en lien avec le procès Eichmann, mais aussi l’inlassable effort qui fut le sien pour mettre en mots et en concepts les événements politiques tourmentés du XXe siècle.
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Il ne faut cependant pas négliger une autre interprétation : si le drapeau national-socialiste flotte derrière Arendt, c’est parce que celle-ci se serait montrée « complaisante » avec l’accusé au centre du procès qu’elle fut amenée à couvrir, Adolf Eichmann, et plus généralement avec les agissements criminels des dirigeants et des personnages-clés au sein de la machine de guerre et de mort nazie.
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Cette seconde interprétation pourrait paraître, au premier abord tout à fait absurde. Ainsi, Hannah Arendt, l’une des plus grandes philosophes du siècle dernier, une philosophe juive, ayant été confrontée en cette qualité de manière tout à fait directe à la violence nazie (à laquelle elle n’échappa qu’en fuyant l’Allemagne et ensuite la France occupée, dans laquelle elle avait trouvé refuge), ainsi cette géante de la pensée, l’une des premières à être parvenue à identifier les ressorts du totalitarisme afin de mieux le combattre, serait-elle subitement devenue « complaisante » avec Adolf Eichmann, l’un des principaux artisans de la shoah.
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Cette voie, certains l’ont suivie, durant la féroce polémique qui a éclaté suite à la parution du compte-rendu du procès Eichmann proposé par Arendt. Dans le monde francophone, le sommet a été atteint lorsque Le Nouvel Observateur, dans son numéro du 26 octobre 1966, a décidé de titrer l’un de ses papiers : « Hannah Arendt est-elle nazie ? ». Plutôt qu’un article, il s’agissait, pour l’hebdomadaire français, de publier trois des nombreuses lettres reçues par la rédaction de ce magazine suite à la parution de certains extraits du livre d’Arendt.
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Je ne m’intéresserai pas ici à la controverse en tant que telle, spécialement à son point de focalisation le plus sensible : la mise en cause par Hannah Arendt du rôle des « conseils juifs » dans le déroulement du processus d’extermination du peuple juif européen (en un mot, si l’on analyse les choses froidement et avec le recul historique qui est le nôtre, on peut dire que Hannah Arendt s’est, sur ce point précis, montrée quelque peu imprudente). Je voudrais seulement indiquer ici l’écart entre, d’une part, le rôle intellectuel d’Arendt dans la compréhension et la dénonciation du totalitarisme et, d’autre part, certains dérapages auxquels a conduit la polémique, une polémique qui a sans doute porté, dans une large mesure, sur un livre que personne n’a lu, comme Arendt elle-même l’indique souvent. Pour mesurer cet écart, il suffit peut-être de rappeler cette déclaration d’Arendt, à l’époque de la rédaction des Origines du totalitarisme : « mon premier problème fut de savoir comment écrire historiquement à propos de quelque chose – le totalitarisme – que je ne voulais pas conserver mais m’employais, au contraire, à détruire » (Hannah Arendt, « Une réponse à Eric Voegelin », in Les Origine du totalitarisme, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2002, p. 968). « Hannah Arendt est-elle nazie ? » : cette question, tellement incongrue, tellement déplacée, a de quoi faire frémir.
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Une conséquence moins souvent aperçue de l’immense et violente controverse qui s’est déployée des deux côtés de l’Atlantique, et même au-delà, est qu’elle a conduit à masquer une dimension centrale de la réflexion d’Arendt : la justice. Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal nous parle en effet de justice et, malgré certaines ambiguïtés, il s’agit d’un livre qui traite non de l’impossibilité de la justice humaine, mais de sa possibilité même, et ce alors même que nous nous trouvons confrontés à des faits et à des crimes aussi extrêmes que révoltants, aussi inédits que déconcertants.
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Le film de Margarethe von Trotta permet-il de mieux mettre en évidence cette dimension oubliée ou recouverte du livre d’Arendt ? À cette question, j’aurais tendance à répondre de manière plutôt affirmative. Le choix qui a été fait par la réalisatrice allemande de se concentrer sur une période déterminée de la vie de la philosophe impliquait que le procès Eichmann soit mis au centre de l’attention du spectateur, ce qui est à mon avis assez heureux. En d’autres termes, si nous avons affaire à un authentique film biographique, à un « biopic », celui-ci se concentre sur une période déterminée : le procès Eichmann et la lecture qu’en a proposé Arendt. Un tel choix n’avait rien d’évident. Margarethe von Trotta expliquait récemment dans une interview avoir tout d’abord envisagé de consacrer un long métrage à l’ensemble de la vie d’Arendt : auraient alors été traitées les grandes étapes de la riche biographie de la philosophe, de ce parcours existentiel et intellectuel remarquable, depuis les années de formation en Allemagne, auprès des plus grands philosophes de son temps (Husserl, Heidegger, Jaspers), jusqu’aux années « américaines », en passant par les années les plus sombres. Mais il a semblé opportun à la réalisatrice de resserrer la narration autour d’un événement précis et déterminant.
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Le procès Eichmann ne sert pas uniquement de toile de fond à l’intrigue : il en est aussi rendu compte, de façon intelligente, au moyen d’images d’archives. Le mariage entre images de fiction et image d’archives se retrouve dans l’extrait que j’ai sélectionné, lequel met en outre en évidence un élément important du procès dont je vais immédiatement proposer un commentaire.